vendredi 10 juillet 2015

Ordonnance 45




Illustration : Jon Ho


Lettre 70

Aimer très fort ton corps-Amour c'est le bagne pour enfant et c'est là que tu m'avais mise. C'est là, dans un savant mélange de restrictions, de viols, de coups, de redressement et d'abandon que la petite fille est morte. Elle est morte dans la chambre au fond du couloir, ce jour d'extirpation d'la niche, ce jour de joue collée sur le sol moins froid qu'elle.

Je vais te dire la vérité, aucun grand monsieur n'est venu me chercher.

Pourtant j'te jure comme j'en ai rêvé. D'abord il a eu ton visage et ta bouche en forme de cœur. C'est vrai ça, qu't'as la bouche en forme de cœur. C'est désuet un peu, c'est cliché même. On dirait une sorte de bouche qu'on a découpée d'un magazine et qu'on aurait collée sur ton visage pour faire comme. Ensuite j'ai imaginé un grand monsieur neutre et vide aux bras qui touchaient le sol. Fallait des grands bras bien chauds pour me protéger tu comprends. Mais personne n'est venu.

Tu veux savoir comment je suis partie? Les mains de la Soeur-Main Principale pourraient te raconter...Durant des jours j'ai pas touché les quignons de pains. Dieu m'a aidé à pas mourir. Durant des jours, j'ai puisé tout au fond de moi, dans les pires retranchements possibles, l'énergie du mal qui permet de vivre. Sans ça, je n'y serais pas arrivée. Alors quand elle est venue tâter du pied si j'bougeais encore, j'ai même pas tremblé. Encore. Pas bougé. J'ai senti son haleine d'haricot vert sur ma joue. Pas grimacé.

"Elle est crevée la vicieuse" qu'elle a dit. Je l'ai laissée faire ses trucs bizarres, remonter ma chemise au-dessus de mes seins. Elle m'a regardé longtemps comme pour voir comment j'étais foutue. Elle a touché. Pas respirer. Pas bouger. C'est quand elle a voulu toucher le dedans que j'ai eu l'électrochoc. Zzzzzwip, ça a fait! Tu sais c'est comme l'instinct de survie ou quand Jean Valjean y soulève la carriole de Monsieur Fauchelevent pour le sauver? Bah pareil. M'suis cambrée d'un coup et j'y ai retourné le doigt direct dans moi. Elle a crié et ça a propulsé une dose de haine supplémentaire.

Dieu a mis plein de force dans mon bras et j'y ai chopé les cheveux. J'me rappelle des cheveux crépons. Je supporte pas de toucher les cheveux des gens, ça m’écœure. Scellée à ses racines j'ai levé sa tête et je l'ai claquée contre le sol. Un bruit sourd. Comme j'avais vraiment très très peur j'ai recommencé plein d'fois très vite en me disant d'une pensée paniquée qu'il fallait pas que j'me rate. J'ai tapé tapé écrasé écrabouillé la vieille tête et ça faisait des bruits de plus en plus harmonieux, comme une musique underground pour les intellos. On aurait tort de croire qu'un crâne qu'on massacre contre un sol de béton craque. Non. Une éponge dans un poing qu'on presse et sa mousse qui dégouline. Du pousse-mousse.Voilà, pour de vrai, c'que ça fait, une tête à briser.

Quand elle a plus du tout fait d'écume j'ai pas voulu regarder. Dieu avait ouvert des yeux grands comme des planètes, non des univers, des galaxies! J'avais pas le temps de m'attarder sur lui alors j'ai volé les clefs dans la poche de la Main Morte et j'me suis tirée.

C'est à partir de là que j'ai eu des petits problèmes de concentration et de violence. Mais c'est pas ma faute, je t'aime et t'es pas venu me chercher.

Lettre 72

Les matins, quand le jour se lève à peine, ça fait des volutes de fumée blanches sur les chaussées. J'ignore pourquoi toujours cette fumée me suit, pourquoi la rosée froide d'avant l'été se sème à mes basques. Inéluctablement.

Je suis entrée dans le restaurant à l'ouverture et j'ai commandé un petit-déjeuner. Un chocolat chaud fumant pour rester raccord au décor et un croissant. Tu sais toi, comme je les aime et comme c'était chouette quand tu me les donnais à sucer à même ta bouche. Je crois que les croissants mouillés à ta salive, c'est mon plat préféré.

Le monsieur derrière le comptoir a fait une tête étrange. J'ai pas de jolie robe moi, j'ai pas d'hygiène. On est sale quand on est vicieuse.

Comme Dieu me manquait finalement, je me suis mise à pleurer. Je pleurais comme les bébés, sans retenue, avec des grosses larmes et des hoquets. Un homme avec un béret s'est approché et m'a demandé ce qui n'allait pas. Il avait une voix douce, une tête qui pouvait être toi si j'me forçais un peu. Alors j'ai pleuré encore et il a payé l'addition. J'étais soulagée, je n'avais pas d'argent.
Ensuite, il m'a même offert des petites clémentines en disant que je sentais comme elles. Qu'il fallait que j'prenne des vitamines pour rester toute belle. Intérieurement j'me disais que ça devait être ça les rencontres normales entre gens normaux. Je savais pas trop. A peine sortie de l'enfance j'étais entrée dans toi. Et tu m'avais pas demandé mon avis. Et ça me plaisait.

Alors par curiosité et comme j'me sentais seule et paumée, je l'ai suivi.

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