Illustration : Jon Ho
Lettre
70
Aimer
très fort ton corps-Amour c'est le bagne pour enfant et c'est là
que tu m'avais mise. C'est là, dans un savant mélange de
restrictions, de viols, de coups, de redressement et d'abandon que la
petite fille est morte. Elle est morte dans la chambre au fond du
couloir, ce jour d'extirpation d'la niche, ce jour de joue collée
sur le sol moins froid qu'elle.
Je
vais te dire la vérité, aucun grand monsieur n'est venu me
chercher.
Pourtant
j'te jure comme j'en ai rêvé. D'abord il a eu ton visage et ta
bouche en forme de cœur. C'est vrai ça, qu't'as la bouche en forme
de cœur. C'est désuet un peu, c'est cliché même. On dirait une
sorte de bouche qu'on a découpée d'un magazine et qu'on aurait
collée sur ton visage pour faire comme. Ensuite j'ai imaginé un
grand monsieur neutre et vide aux bras qui touchaient le sol. Fallait
des grands bras bien chauds pour me protéger tu comprends. Mais
personne n'est venu.
Tu
veux savoir comment je suis partie? Les mains de la Soeur-Main
Principale pourraient te raconter...Durant des jours j'ai pas touché
les quignons de pains. Dieu m'a aidé à pas mourir. Durant des
jours, j'ai puisé tout au fond de moi, dans les pires retranchements
possibles, l'énergie du mal qui permet de vivre. Sans ça, je n'y
serais pas arrivée. Alors quand elle est venue tâter du pied si
j'bougeais encore, j'ai même pas tremblé. Encore. Pas bougé. J'ai
senti son haleine d'haricot vert sur ma joue. Pas grimacé.
"Elle
est crevée la vicieuse" qu'elle a dit. Je l'ai laissée faire
ses trucs bizarres, remonter ma chemise au-dessus de mes seins. Elle
m'a regardé longtemps comme pour voir comment j'étais foutue. Elle
a touché. Pas respirer. Pas bouger. C'est quand elle a voulu toucher
le dedans que j'ai eu l'électrochoc. Zzzzzwip, ça a fait! Tu sais
c'est comme l'instinct de survie ou quand Jean Valjean y soulève la
carriole de Monsieur Fauchelevent pour le sauver? Bah pareil. M'suis
cambrée d'un coup et j'y ai retourné le doigt direct dans moi. Elle
a crié et ça a propulsé une dose de haine supplémentaire.
Dieu
a mis plein de force dans mon bras et j'y ai chopé les cheveux. J'me
rappelle des cheveux crépons. Je supporte pas de toucher les cheveux
des gens, ça m’écœure. Scellée à ses racines j'ai levé sa tête
et je l'ai claquée contre le sol. Un bruit sourd. Comme j'avais
vraiment très très peur j'ai recommencé plein d'fois très vite en
me disant d'une pensée paniquée qu'il fallait pas que j'me rate.
J'ai tapé tapé écrasé écrabouillé la vieille tête et ça
faisait des bruits de plus en plus harmonieux, comme une musique
underground pour les intellos. On aurait tort de croire qu'un crâne
qu'on massacre contre un sol de béton craque. Non. Une éponge dans
un poing qu'on presse et sa mousse qui dégouline. Du
pousse-mousse.Voilà, pour de vrai, c'que ça fait, une tête à
briser.
Quand
elle a plus du tout fait d'écume j'ai pas voulu regarder. Dieu avait
ouvert des yeux grands comme des planètes, non des univers, des
galaxies! J'avais pas le temps de m'attarder sur lui alors j'ai volé
les clefs dans la poche de la Main Morte et j'me suis tirée.
C'est
à partir de là que j'ai eu des petits problèmes de concentration
et de violence. Mais c'est pas ma faute, je t'aime et t'es pas venu
me chercher.
Lettre
72
Les
matins, quand le jour se lève à peine, ça fait des volutes de
fumée blanches sur les chaussées. J'ignore pourquoi toujours cette
fumée me suit, pourquoi la rosée froide d'avant l'été se sème à
mes basques. Inéluctablement.
Je
suis entrée dans le restaurant à l'ouverture et j'ai commandé un
petit-déjeuner. Un chocolat chaud fumant pour rester raccord au
décor et un croissant. Tu sais toi, comme je les aime et comme
c'était chouette quand tu me les donnais à sucer à même ta
bouche. Je crois que les croissants mouillés à ta salive, c'est mon
plat préféré.
Le
monsieur derrière le comptoir a fait une tête étrange. J'ai pas de
jolie robe moi, j'ai pas d'hygiène. On est sale quand on est
vicieuse.
Comme
Dieu me manquait finalement, je me suis mise à pleurer. Je pleurais
comme les bébés, sans retenue, avec des grosses larmes et des
hoquets. Un homme avec un béret s'est approché et m'a demandé ce
qui n'allait pas. Il avait une voix douce, une tête qui pouvait être
toi si j'me forçais un peu. Alors j'ai pleuré encore et il a payé
l'addition. J'étais soulagée, je n'avais pas d'argent.
Ensuite,
il m'a même offert des petites clémentines en disant que je sentais
comme elles. Qu'il fallait que j'prenne des vitamines pour rester
toute belle. Intérieurement j'me disais que ça devait être ça les
rencontres normales entre gens normaux. Je savais pas trop. A peine
sortie de l'enfance j'étais entrée dans toi. Et tu m'avais pas
demandé mon avis. Et ça me plaisait.
Alors
par curiosité et comme j'me sentais seule et paumée, je l'ai suivi.
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