vendredi 10 juillet 2015

Louise dans la maison vide




Une table en formica ça a toujours de la rouille au coin que j'aime bien gratter avec mon ongle. Ça fait sale après. Je fais ça pendant des heures pour pas manger. Comme un rituel, mes yeux regardent tour à tour la gratte-gratte de la table, mon ongle sale, la pendule au-dessus du frigo, mon père. Il me regarde avec cet air de "tu vas la manger ta purée". Dans mon assiette, une masse informe d'écrasé de patates jaunâtres. Le beurre dedans a fondu, ça fait de l'urine huileuse qui coule sur la colline de pré-mâché. J'ai un haut-le-coeur. L'aiguille des secondes peine à avancer, ça m'arrange bien. Son tic-tac imperceptible est le seul bruit de la pièce avec le raclement de ma kératine sur le mélaminé écaillé. Mange. Par la fenêtre, le ciel s'est coloré d'une chape grise à la vanille. Ça a une odeur d'orage qui sent pas bon, comme quand tu souffles sur une allumette. Mange. Dans ma tête, je me suis déjà échappée. Je fixe l'assiette. C'est moi le grain de poivre là, tout petit. Je glisse à fond sur les vallées lisses de pommes de terre. Les sillons visqueux de la graisse animale m'enveloppent, je ricoche contre le bord en porcelaine, ça appuie sur ma nuque. L'amidon dans les narines ça fait des bulles de pâte épaisse. Le goût vérole ma bouche, ça crisse tel du coton sur les dents. Mon père relève mon visage empuré. Je ne sais pas vraiment si ça se dit. Il est prévisible, il enverra la purée pour le dessert. Je vais les manger quand même les patates. Après.

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