Une
table en formica ça a toujours de la rouille au coin que j'aime bien
gratter avec mon ongle. Ça fait sale après. Je fais ça pendant des
heures pour pas manger. Comme un rituel, mes
yeux regardent tour à tour la gratte-gratte de la table, mon ongle
sale, la pendule au-dessus du frigo, mon père. Il me regarde avec
cet air de "tu vas la manger ta purée". Dans mon assiette,
une masse informe d'écrasé de patates jaunâtres. Le beurre dedans
a fondu, ça fait de l'urine huileuse qui coule sur la colline de
pré-mâché. J'ai un haut-le-coeur. L'aiguille des secondes peine à
avancer, ça m'arrange bien. Son tic-tac imperceptible est le seul
bruit de la pièce avec le raclement de ma kératine sur le mélaminé
écaillé. Mange. Par la fenêtre, le ciel s'est coloré d'une chape
grise à la vanille. Ça a une odeur d'orage qui sent pas bon, comme
quand tu souffles sur une allumette. Mange. Dans ma tête, je me suis
déjà échappée. Je fixe l'assiette. C'est moi le grain de poivre
là, tout petit. Je glisse à fond sur les vallées lisses de pommes
de terre. Les sillons visqueux de la graisse animale m'enveloppent,
je ricoche contre le bord en porcelaine, ça appuie sur ma nuque.
L'amidon dans les narines ça fait des bulles de pâte épaisse. Le
goût vérole ma bouche, ça crisse tel du coton sur les dents. Mon
père relève mon visage empuré. Je ne sais pas vraiment si ça se
dit. Il est prévisible, il enverra la purée pour le dessert. Je
vais les manger quand même les patates. Après.
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